Sur le pont, accoudée au bastingage, elle regardait l'horizon où se profilait un orage estival qui promettait de secouer. Sa silhouette gracieuse se pliait au niveau de la taille, penchant son buste en direction de la mer. La tunique noire qu'elle portait, d'excellente facture, la désignait rapidement comme la capitaine du navire, surtout si l'on considérait le magnifique chapeau à plumes qu'elle tenait dans l'une de ses mains. Elle soupira, les joues rosies par la fraîcheur du matin. Son opulente cascade de cheveux blonds bougea, et dévoila de petites oreilles qui auraient pu paraître normales si elles n'avaient pas arboré cette curieuse forme pas tout à fait pointue. Une étude plus poussée du personnage aurait abouti au fait qu'elle était humaine, mais manifestement pas uniquement, ce qui était vrai. Son héritage elfique était visible, bien que subtilement mélangé aux attributs humains.

Elle avait hérité de la haute taille et de la sveltesse des elfes, ainsi que leur chevelure d'un blond doré. Cependant, son héritage humain avait eu comme effet celui de légèrement modifier cette beauté antique, plutôt que de la troubler. Là où les elfes étaient sec et anguleux, elle avait acquis courbes et rondeurs. Au lieu d'un visage mince et sévère, elle possédait une face ovale, avec des lèvres charnues et délicieusement dessinées, avec des sourcils arqués et des grands yeux d'un bleu-vert surprenant. Ses membres élancés complétaient sa silhouette avec harmonie, lui donnant des allures d'être plus grande encore que ce qu'elle était en réalité. Enfin, elle complétait ses atours avec de nombreux bijoux, tous plus clinquants les uns que les autres, souvent en or et ornés de pierre précieuses d'une valeur supérieure à toute une vie de labeur pour certains artisans.

Le microcosme qu'était un navire en pleine mer, avec pour seule population son équipage pouvait aboutir à de curieux résultats, surtout si l'on était la seule femme dudit équipage, et encore plus si on était rien de moins que le capitaine. Aussi étonnant que cela puisse paraître, c'était là la réalité. Pourtant, si on connaissait un peu mieux la capitaine du navire, cela était en fait guère surprenant. Au vu du caractère masculin qu'elle avait, en plus des autres attributs féminins qu'elle détenait, elle avait dans ses mains plus d'atouts que bien des hommes pour diriger un navire -ce qu'elle ne manquait pas de rappeler régulièrement à son équipage-. Car autrement, comment commander à des marins en étant une femme ? La question n'était pas sans intérêt puisqu'elle faisait partie des première qu'elle s'était posée, enfant déjà. La première réponse fut basique, naturelle et rapide ; il fallait être autoritaire ainsi que posséder un charisme manifeste, le tout à une dose suffisamment élevée pour que l'équipage vous suive sans poser de question. En bref, être une meneuse née, qui n'aurait pas la moindre difficulté à commander, donner des ordres et organiser.

Tout cela avait des côtés intéressants, d'autre moins. Nïssea savait parfaitement comment tenir ses hommes. Elle les connaissait tous, et devait rester distante avec eux, autant pour éviter des scènes dérangeantes que des mutineries qui pouvaient totalement ruiner ses projets ainsi que son navire. Ainsi, elle entretenait un mystère autour de sa personne qui repoussait les plus craintif et les plus naïfs. Par exemple, il lui arrivait d'agir de manière contradictoire uniquement pour dissimuler ses réelles intentions. De même, elle s'amusait parfois à utiliser la superstition de certains pour arriver à ses fins, en particulier tout ce qui concernait une femme à bord d'un navire – ce qui était considéré par beaucoup de matelots comme une sorte de malédiction-. Son mépris pour toutes les légendes et les récits que les marins se racontaient le soir de noyer leur paie au port était légendaire, presque autant que la fortune qui remplissait les cales de son navire - disait-on -. Elle haïssait tellement tout ce qui était lié à la superstition qu'il lui était arrivé de sévèrement punir quelques membres de son équipage à ce sujet. La seule et unique chose pour laquelle les superstitions ne lui faisaient presque aucun effet étaient celles concernant les trésors et autres butins.

La cupide capitaine avait en effet en affection tout ce qui était fait d'or, d'argent ou de joyaux, ce qui expliquait sa capacité à commercer avec facilité, ainsi que ses activités moins légales. En bref, elle aimait l'argent et le profit presque plus que tout au monde, à l'exception notable de son bâtiment – qui était son gagne pain, par extension-. Ce trait de caractère lui avait octroyé de plus un goût certain pour l'aventure. Selon son dicton favori ; « qui ne tente rien, n'a rien », et cela se traduisait par une intrépidité rare, et ce dans des situations aussi diverses que variées. Exubérante et très expressive, chacun de ses succès était fêté dignement – ce qui lui flattait son ego déjà volumineux-.

Un bruit de détonation déchira l'air, un boulet s'écrasa dans la mer dans une gerbe d'écume. Le navire aux voiles écarlates demandait la permission d'aborder. Un coup de canon retentit en réponse, tandis qu'un marin agitait des drapeaux. Norman Reivan, capitaine du galion marchand Courage avait ordonné à ses matelots qu'ils se préparent à recevoir une visite de marque, et de ses yeux bleus délavés, il les contempla arranger le pont et se mettre en rang, tandis que l'autre navire approchait.

C'était un joli deux mâts, véloce et fendant les vagues avec aisance. Les voiles rouges lui donnaient une apparence unique, alors qu'il s'approchait encore et encore. Le capitaine Reivan regarda le navire de sa fille se coller au sien. Son galion était plus long, plus lourd et mieux armé mais L'Espérance possédait un atout majeur ; sa vitesse. En fixant ses yeux sur le pont de l'autre navire, il aperçut une crinière blonde parfaitement reconnaissable et si familière. Sa fille. Unique chose qui lui demeurait en ce monde. Si ses affaires et son navire étaient ses dernières possessions, Nïssea était son trésor le plus cher, celui qu'il cherchait préserver le plus au monde. Quand elle était plus jeune, elle avait illuminé ses journées, jouant sur son navire avec les matelots, écoutant des histoires de marin et apprenant à faire les noeuds les plus basiques. Aujourd'hui, elle était devenue capitaine de son propre bâtiment, ce qui emplissait son père d'une fierté sans pareil. Sa fille passa de L'Espérance au Courage d'un seul bond, accompagnée de deux de ses hommes. Ainsi escortée, elle monta jusqu'à la poupe, où elle retrouva son père, qu'elle étreignit longuement.

En silence, il la mena à sa cabine, comme ils en avaient l'habitude, et il lui servit un verre d'eau de vie, comme elle aimait en boire. Ils discutèrent de leurs affaires un moment, et quand elle appela l'un des marins qu'elle avait emmenée, celui-ci entra dans la cabine avec un lourd coffre qu'il ouvrit. Celui-ci était rempli de pièces d'or. Norman Reivan sourit. Comme chaque fois, sa fille payait comme il se devait le navire que son père lui avait fourni. Lentement mais sûrement, elle le remboursait, jusqu'à ce qu'il lui appartienne définitivement. Soudain, il prit la parole, de sa voix chaude et rocailleuse.

« -Te souviens-tu la fois où tu m'as demandé de pouvoir diriger ton propre navire ? »

Intriguée, sa fille opina, il continua.

« -Te rappelles-tu que je t'avais demandé une part de tous tes profits ? Eh bien, encore deux coffres ainsi, et il sera à toi. »

Nïssea le savait, il n'avait pas besoin de le lui dire, mais pourtant il l'avait fait. Elle le dévisagea longuement, elle savait qu'il allait continuer, même si elle ne pouvait pas prévoir ce qu'il allait dire.

« -Ta mère me manque. Jamais j'aurais dû partir en mer sans elle. Et tu lui ressembles tellement...Dès tes plus jeunes années, je t'ai prise sur ce navire, je t'ai appris tout ce que je savais, sur la navigation, le commerce, sur comment diriger un équipage, faire un inventaire et bien d'autres choses encore. Tout ce qu'un capitaine a besoin de savoir. Le reste, ce sont mes marins qui te l'ont enseigné, un peu à la manière de grands-frères, d'oncles ou de grands-pères. Aujourd'hui, tu as ton propre navire et ton propre équipage, tu mènes toi-même tes affaires ainsi que tu bénéficies presque entièrement de tes profits. Je suis tellement fier. Le temps passe si vite, hier encore tu étais l'âme de ce navire, à courir partout sur le pont, et demain, qui sait ce que tu seras ? »

Il soupira, le regard dans le vide. Sa fille but une gorgée avant de répondre d'une voix suave.

« -Vous savez père, c'est vous même qui m'avez conseillé de prendre le large, après que je vous aie demandé un bâtiment. J'estime avoir fait le bon choix autant que vous. Cependant, ces années en mer ont été rudes, autant pour moi que mon équipage. Il m'est arrivé maintes péripéties en route, certaines aussi inattendues que rudes. »

Elle s'arrêta et reprit son souffle. Il la regardait avec attention, cette fois, comme s'il s'attendait à ce qu'elle poursuive.

« - Outre une mutinerie de certains de mes matelots, un terrible orage au large de Meniev et une avarie conséquente qui m'a clouée au port trop longtemps. »

L'orage avait été terrible, et d'une rare intensité pour la saison. Un des mats avait cédé, et les dégâts avaient étés importants à plusieurs endroits du navire. Par exemple, le nid de pie avait également été abimé par les rafales, et s'était à moitié écroulé dans les flots écumants. Ce fut l'une des étapes les plus difficiles pour l'équipage depuis longtemps, car le navire dut être mis à quai pour réparation toute une saison, et le séjour au port dura de plus deux semaines de plus que prévu. Certains membres de l'équipage avaient par conséquent tenté une mutinerie qui avait avorté, et qui avait eu comme conclusion leur séjour dans les cales un cycle lunaire complet.
Peu de temps après, les navires se séparèrent, puis chacun prit sa route, sans se soucier du chemin de l'autre. Ce fut la dernière fois que Nïssea vit son père, cinq ans plus tôt.

Ceci causa une période de troubles pour la jeune capitaine, qui eut vent de la tragique nouvelle ; le Courage avait sombré dans des circonstances mystérieuses. Ebranlée par la mort de son père, elle eut une période difficile, durant laquelle ses affaires et son commerce ne furent pas florissants, et le chiffre d'affaire permettait à peine d'entretenir le navire ainsi que payer l'équipage. Nïssea dut même contracter plusieurs dettes envers divers armateurs afin de ré-équiper son navire. Les dettes augmentèrent rapidement, faute de profit net, et devinrent particulièrement inquiétantes pour elle, jusqu'au jour où une solution se présenta sous les traits d'un homme d'apparence agréable, bon vivant et souriant, il était le capitaine du navire se nommant l'Iron Victory. La solution était en réalité simple : l'alliance de jade.