Heïsera ne dit aucun mot à l’homme au regard intéressé. Elle le laissa parler et s’arranger (apparemment avec elle) sans l’interrompre une seule fois. Plusieurs choses expliquaient son absence de réaction momentané: d’abord elle ne voulait pas brusquer le jeune soigneur qui semblait déjà mal en point et attristé par quelques choses qu’elle ne pouvait expliquer pour le moment. Ensuite l’ « aventurier intrépide » n’était pas ce qu’il prétendait être, c’était évident. Elle avait assez voyagé sur les terres et les mers pour reconnaître un honnête homme d’un truand ou charlatan. Enfin des rumeurs avaient parlé d’un escroc qui guidait soit-disant des pauvres gens hors de leur terre pour les dépouiller puis les tuer. Elle voulait protéger le pauvre soigneur avec discrétion pour éviter qu’il ait à subir une seconde confrontation avec une personne en qui (peut-être) il avait confiance.

Elle se coucha donc sur une couverture en face de Jeönir et ferma les yeux. Elle attendit un bon moment que le jeune homme s’endort puis lorsque sa respiration parut s’éteindre, elle se releva silencieusement, s’approcha du vieil homme assit sur le tronc d’un arbre et scruta les environs sans un regard pour lui. Il sembla l’entendre et cacha précipitamment quelques choses sous son manteau avant de dire :

« Eh bien, jeune femme, il faut dormir ! Vous devez être fatigué ! »

« Non Monsieur. »

« Vous ne pouvez pas, c’est à cause du danger de tout à l’heure ? »

« Non, monsieur. »

« Pourquoi ne dormez-vous pas ma petite ? » dit-il d’une voix perplexe.

« Je ne me sens point en sécurité monsieur. Non pas à cause des hommes que vous avez éliminés. Non, j’ai un mauvais pressentiment… »

L’homme s’adossa plus correctement sur le tronc et Heïsera sentit qu’il la fixait avec beaucoup d’intérêt. Cependant il feint l’ignorance et continua à dire d’une voix qui se voulait joviale :

« Ce ne sont que des idées qui traversent votre tête. Surement à cause de ses bandits, personne ne se sentirait en sécurité après ce qu’il s’est passé… »

« Mmh, peut-être. Cependant je ne sais absolument pas ce qu’il s’est passé mon ami. Pourriez-vous m’éclairer ? »

Le vieil homme en entendant l’intonation amicale de la demoiselle se relâcha doucement et commença à conter sa version des évènements :

« Eh bien, eh bien… Je marchais tranquillement avec mon ami, la faim réveillant nos sens et affutant notre désir de chasse. En effet, nous avions mangé quelques baies trouvées sur le chemin mais n’étions point du tout rassasiés par ce repas. Soudain - L’homme se releva et mima la scène qu’il décrivait – un bruit se fit entendre dans un bosquet non-loin. Je m’approchai lentement, espérant voir apparaître un beau gibier, lorsque des hommes surgirent des branchages et nous demandèrent si nous avions vu une certaine femme aux cheveux blancs et à l’air mystérieux. J’ai immédiatement compris de qui ils voulaient parler, cependant, je n’eus pas l’occasion de les mener sur une fausse piste, le jeune soigneur ayant tourné instinctivement son regard dans la direction de votre cachette. Une erreur de jeunesse, vous comprenez ! Les hommes, comme vous avez pu le voir, s’approchaient de l’arbuste, quand je décidai de vous protéger. Je sortis mon poignard et, d’un coup violent, je transperçai l’homme le plus proche de moi. Un long combat s’ensuivit ; je fus éloigné de vous et de mon ami pendant quelques minutes. Mon assaillant ayant réussi à me désarmer, je dus utiliser ce poignard – il sortit un petit couteau qu’il portait au mollet – et lui plantai dans la gorge. Ensuite, je retournai auprès de vous, vous trouvant évanouie aux cotés de mon compagnon. Il était en état de choc à cause de la vie qu’il venait de prendre ; sa première. »

Heïsera le regarda avec un sourire aux lèvres. Puis, après avoir marqué une courte pause, elle commença à l’interroger :

« Vous m’intriguez… Si tout cela s’est passé si rapidement que vous le prétendez, pourquoi n’êtes-vous pas revenu plus tôt ? »

« J’admets avoir eu besoin d’une pause après ce combat acharné... » Répondit l’homme en se frottant l’arrière du crâne.

« Acharné dites-vous ? Pourquoi n’êtes-vous point blessé dans ce cas ? Je n’aperçois pas la moindre éraflure ou estafilade sur votre corps. Pas même un minuscule hématome…» Rétorqua la chouette d’un air suspicieux.

« Et bien… Je dois certainement être meilleur combattant que ce que vous imaginez… De plus, cette dague ne porte-t-elle pas le sang de mon adversaire ? » – Il sortit fébrilement l’arme qu’il portait à la ceinture et la brandit d’un air triomphant sous les yeux de la belle.

Heïsera, posant discrètement sa main sur la garde de son poignard, rétorqua :

« Cette arme est certes bien couverte de sang. Néanmoins, vous m’avez dit un peu plus tôt que vous aviez tué votre adversaire à l’aide de votre poignard… Qui était totalement immaculé. J’ai une autre hypothèse concernant ce « combat acharné », comme vous dites : Vous avez soudoyé votre prétendu agresseur, que vous connaissiez auparavant -j’ai vu dans ses yeux qu’il ne vous croisait pas pour la première fois – et lui avez promis d’avantage si il acceptait de partir. Et bien, monsieur, qu’en pensez-vous ? »

L’homme sourit amicalement, puis, d’un geste brusque et parfaitement calculé, raffermit sa prise sur sa dague et tenta de la lancer au travers de la belle. Celle-ci, s’attendant à une manœuvre de ce genre, esquiva habilement le projectile et s’approcha souplement de son agresseur, dégainant son couteau et le plaçant contre la gorge du traitre.

« Un être comme vous mériterai la mort. Cependant, je ne m’abaisserai pas à votre niveau. Je connais parfaitement cette jungle, je vous cacherai dans un endroit où on ne vous retrouvera pas de sitôt. Vous aurez tout le loisir de méditer sur vos actes et de les regretter… »

La thériantrophe mit ses menaces à exécution et escorta l’homme jusqu’à la maison où elle avait grandi. La bicoque n’était plus qu’une ruine, néanmoins, il restait de nombreuses planches solidement ancrées dans le sol. Heïsera ligota l’homme à l’une d’elles et déposa sa gourde près de lui. Elle prit ses armes et les mit hors de sa portée.

Elle put retourner au campement avant le réveil de son compagnon. Cependant, il était bien trop tard pour espérer dormir. Elle prépara donc le repas. Quand son ami se réveilla, elle avait presque terminé. En le voyant, elle lui sourit et dit :

« Bonjour, compagnon, le repas est presque prêt. Ne cherchez point votre guide, il semblerait qu’il ait été appelé ailleurs. Il a jugé bon de ne pas nous réveiller et m’a avertie de son départ quand il m’a vue me lever. »

Heïsera regardait l'homme avec un semblant d'inquiétude : que se passait-il ? Pourquoi semblait-il si las ? Elle tenta de l'examiner mais n'arriva point à déceler quoi que ce soit de sa personne. Il devait être plongé dans un autre monde de ténèbres et de tristesses : ses yeux étaient plutôt vagues, ses fins sourcils étaient froncés, son visage frêle et aussi blanc que l'ivoire dévoilait qu'il était en conflit avec lui-même. Elle s'obligea à ne rien lui demander et continua tranquillement à préparer le repas en sa compagnie. Une fois que le lapin fut rôti et les biscuits secs posés sur une pierre, le jeune homme se tourna vers elle et lui dit d'une voix timide confuse :

- Pardonnez-moi pour tout à l’heure… Je… je n’avais pas tellement l’esprit à la discussion…

Encore une fois, elle aurait voulu répondre et encore une fois, elle fut interrompue dans son élan par l'homme qui n'avait pas fini de parler :


- Nous sommes prêts pour le départ…Dans quelle direction allons-nous?

La belle lui sourit, attendant patiemment qu'il dise autre chose. Il ne le fit pas. Elle se leva alors en prenant soin d'attraper un biscuit et une tranche de lapin et lui répondit :

"Tout d'abord, je vous pardonne, nous ne pouvons être toujours au mieux de notre forme. Ensuite vous êtes bien pressés mon ami, manger un peu, reprenez des forces et ensuite nous irons sur l'île"

Elle lui tendit son repas et attendit patiemment qu'il ait finit de manger. Ensuite elle se tourna vers le Sud de la jungle et scruta la terre de son enfance. out était différent et cependant rien n'avait changé, chaque chose avait gardé la même essence, la même volupté qui avait enchanté son imagination infantile. Elle eut un léger soupir de tristesse puis s'en regarder le jeune homme, elle pointa du doigt la direction de leur destination :

"Vous sentez ? C'est l'odeur de la mer et du sable doux. Nous devons aller par là, c'est le chemin le plus sûr et le moins connu par les brigands !"

Elle avança, coupant les branches à l'aide de ces couteaux, elle marchait méthodiquement, évitant les pièges des chasseurs, épris d'une sensation suave de mélancolie. Elle voyait un arbre et se rappelait de son origine ; un oiseau et se souvenait de ses compagnons de jeux, tout semblait en être en harmonie. Cependant Heïsera était bien la première personne à savoir que cette jungle est remplie d'espions, de bandits et d'autres monstres dangereux pour les voyageurs du monde.Soudain un éclair passa devant ses yeux, quelle idiote elle avait été ? Le vieux malfrat lui avait dit que Jeönyr avait tué un homme dans la soirée et c'est cela qui l'avait sûrement rendu aussi désemparé ! Elle se recula doucement pour se mettre à la hauteur du jeune homme et piquer par une curiosité trop forte pour être contenu, elle lui dit doucement :

"Vous avez tué un homme hier, je me trompe ? Je me rappelle être tombée sur deux individus et avoir entendu un coup de feu..."

Heïsera comprit que l’homme ne dirait rien, il n’y avait pas de mal à cela, c’était même tout à fait compréhensible. Elle ne savait pas si elle l’avait aidé cependant elle espérait au moins l’avoir allégé un peu. Son signe de main l’encourageant à avancer vers l’avenir.

Elle continua à marcher à travers la forêt, se dirigeant avec précision vers la plage. Elle évita la cabane où se trouvait le malfrat qui avait servi de guide à l’être pur qui la suivait avec innocence et sans méfiance. Il est vrai que sa naïveté le conduirait sans aucun doute à de terribles dangers et il avait eu de la chance de tomber sur quelqu’un qui n’en voulait pas à sa vie, cependant il ne fait aucun doute qu’un jour, il ne s’en sortira pas indemne. Elle le scruta quelques instants : il semblait aller mieux que tout à l’heure. Elle voulut le prévenir de faire un peu plus attention à lui cependant elle comprit que ce n’était point le moment, elle aurait tout le temps de le faire sur l’île.

Elle reporta ses pensées sur la marche, la forêt était moins dense, les odeurs de l’eau mêlée aux algues étaient plus importantes. Il ne tarderait plus à arriver… Enfin un ciel sans nuage vint éclairer leur pupille habitué aux ténèbres de la jungle d’Ekalas. Le sable brillant s’harmonisait parfaitement à l’océan aux couleurs surprenantes. Ce calme apportait du bien-être à l’esprit d’Heïsera comblée par l’indescriptible chaleur d’un soleil éclatant. Elle prit une poignée dans ses mains, et apprécia sa finesse mélangée à de petits coquillages glissait entre ses mains. Les paroles de Jeönyr la sortirent de son songe éveillé :

- Dites-moi… Il… Il va bien falloir traverser un bout de mer pour se rendre sur l’ile d’Endar…De… Comment allons-nous faire? Sans vouloir vous offenser…. Je… Je ne crois pas que votre forme animale soit apte à… à nous faire traverser?

Elle lui sourit doucement, excellente question ! Elle n’allait pas l’amener à bout de serre sur l’île, cela aurait été trop difficile. Elle réfléchit à un moyen d’embarcation, les voyages en bateau n’auraient lieu que demain et ils étaient bien entendu payants… Non, il n’y avait qu’un moyen, se créer soi-même un moyen de traverser la mer. Alors qu’elle se préparait à répondre, elle le vit partir dans une direction aléatoire. Elle accourra jusqu’à lui, le prit par le bras et lui dit en souriant franchement :

« C’est naturel chez vous de partir juste après avoir posé une question ? »

Il ne répondit rien alors elle continua :

« Cherchons quelques bois et quelques lianes. Nous allons fabriquer notre barque ! Enfin, si vous vous en sentez capable évidemment ! »

Elle s’en alla rapidement, vers la lisière de la jungle, le sourire aux lèvres, elle avait envie de le taquiner…

Le jeune homme regarda la belle comme s’il souhaitait lui parler, enfin, c’est ce qu’elle ressentit. Il avoua très joyeusement ne pas savoir construire une barque. Le contraire aurait étonné la belle cependant elle fut amusée par son ton taquin et les nombreuses blagues et sourires qu’ils s’échangeaient.

Plus tard, ils se mirent à construire leur moyen de locomotion. Heïsera sentit quelques fois les regards du jeune humain se posaient sur elle cependant elle n’y témoigna aucune attention de peur de voir un visage remplit de reproche : après tout… elle l’avait obligé à tuer un homme, même si c’était un tueur de la pire espèce, cela l’avait profondément affligé… Puis elle avait osé ligoter et enfermer son guide, l’homme en qui il avait confiance, sans lui dire la vérité et surtout sans lui donner la moindre petite raison... Elle se promit intérieurement de lui avouer la vérité à propos de ce malfrat cependant ne voulant pas gâcher l’ambiance, elle s’abstint de le prévenir maintenant. Ils finirent enfin cette barque qui, Heïsera dû bien se l’avouer, semblait en parfait état. Elle félicita le jeune homme pour ces prouesses et lorsqu’enfin le vent fut au rendez-vous, elle engagea l’embarcation dans la mer.

Au cours de son long voyage dans les différents pays de Merak, la belle n’avait eu que très peu de temps pour penser à son passé. Cependant maintenant que le calme avait repris sa place, la belle se sentit comme submerger par quelques sentiments trop longtemps dissimulés. Son petit frère qui ne ressemblait plus qu’à une ombre, semblait chaque jour se rapprocher de la mort depuis la disparition d’Edgar, son mari décédé. Ah Edgar… le seul être dans ce vaste monde qui n’avait jamais pu l’aimer. Elle sentit un frisson parcourir son échine : elle souffrait terriblement de sa perte… mais elle avait des responsabilités qui l’obligeaient à éviter le sujet… elle savait que si elle y pensait trop, elle ne s’en remettrait pas. Elle fronça les sourcils durement pour empêcher quelques larmes de tomber lorsque Jeönyr qui semblait ne rien avoir remarqué, l’interrogea avec toute sa maladresse habituelle :

- Co…Comment vas votre poignet? Normalement… la blessure devrait être presque guérie, encore un jour ou deux et vous pourrez retirer la croute de poudre… En espérant que ce soleil ne rende pas le bronzage inégal sur votre avant-bras.


La demoiselle ne put s’empêcher de lui sourire tendrement. Cet humain était vraiment touchant… ses cheveux ébène, son regard empli de pureté, son sourire angélique mêlé à une peur inconsciente de blesser les autres. Il était différent. Différent de ce qu’elle avait connu, différent de tout… un étrange désir pour le moment inexplicable s’épanouissait doucement dans son cœur… et cela quand elle regardait son timide compagnon. Elle reprit ses esprits lorsqu’il recommença à parler comme il aimait tellement le faire.

- Alors… Vous, vous avez grandis sur cette île? Ce doit être un bel endroit… J’ai entendu quelques rumeurs sur ce lieu. Beaucoup d’humains en ont peur…Je… devrais-je également le craindre?

Elle hocha la tête doucement :

« Ne vous inquiétez pas pour ma blessure, ce n’est à mes yeux qu’une simple égratignure… En ce qui concerne, cette île, vous ne devez pas la craindre. Il est vrai que les thériantrophes ont longtemps semblé rustres, cependant, sachez que si vous êtes ami avec un être tel que nous, vous serez considérés avec respect par l’ensemble de l’espèce… Ensuite – elle marqua une pause empreinte de quelques souvenirs – je n’ai pas grandi longtemps là-bas… Mais, je ne vais pas vous embêter avec cela… »

Elle posa sa main sur le carnet qui lui avait servi à améliorer son éducation bestiale puis reporta son attention vers sa destination.

« Il semblerait que nous soyons arrivés »

L’île d’Endar. Le village le plus rustique et le moins élaboré de la planète. Chaque clan de thériantrophe vit sur un arbre qu’il a lui-même choisit ce qui fait que les différentes chaumières pouvaient être très éloignées. Les hommes y vivent très librement, partant à la chasse ou à la pêche pour se nourrir, il y a peu de moyens de locomotion.

Heïsera aimait ce paysage annonciateur de ses retrouvailles avec son frère. Elle posa rapidement le pied-à-terre et s’empressa de courir jusqu’à chez elle en prenant par la main son jeune ami. Elle ne pensait plus, ne riait pas, un masque de froideur avait envahi son corps, il était évident désormais que l’on se retrouvait chez elle, dans le lieu où chaque sentiment est parfaitement caché. Elle salua de nombreuses personnes avec un sourire qui dissimulait parfaitement son bonheur, passa de nombreux arbres sans sembler entendre les exclamations de joie des passants… puis serrant plus fort la main de Jeönyr, elle rentra dans sa demeure…

Lorsque la demoiselle rentra dans sa demeure, elle ressentit une vague d’émotion qui mêlait tristesse et amour. L’odeur de son petit frère et les souvenirs de son départ entravaient son cœur. Elle contempla la pièce où l’on pouvait voir un fauteuil, un canapé, une table et l’essentiel pour survivre simplement : les thériantrophes avaient le don de savoir se complaire dans les joies d’une vie où chaque chose devait être méritée. La nourriture devait être chassée ou cultivée, la boisson devait être cherchée au point d’eau potable le plus proche, un travail bien fait était bien récompensé.

Son frère semblait absent, encore chez Anita, sans doute… Elle posa ses affaires sur une chaise et souffla doucement, elle était fatiguée, la mission avait duré longtemps et les routes avaient été dangereuses. Il fallait d’ailleurs qu’elle aille informer le Don de son retour. Elle qui avait cru que ce serait une mission aisée… belle ironie du sort ! Elle n’avait jamais fait un voyage aussi épuisant ! Son attention se reporta sur Jeönyr qui semblait chercher ces mots. Il finit par dire quelques mots rassurant qui réussirent à la toucher : il semblait réellement peiner pour elle. Il parlait de son visage froid, de sa tristesse, il semblait tout savoir d’elle alors qu’il était évident qu’il était ignorant de son passé. Elle se rapprocha de lui sans enlever le masque froid de son visage :

« Mon ami, je suis heureuse de vous avoir rencontré cependant je suis obligée de garder ce visage glacial en compagnie de mes semblables. »

Elle marqua une petite pause admirant inconsciemment les magnifiques yeux de son compagnon puis approcha son visage du sien, un picotement parcourant doucement son échine. Elle avait une curieuse envie de se dévoiler, d’exprimer son émotion tout en choisissant chacun de ces mots :

« Je ne suis pas la sœur de sang de celui que j’ai prénommé mon petit frère. Sa famille m’a adopté, il y a fort longtemps… Il y a quelque temps, je me suis marié avec son frère cependant il est décédé. Mes amis ne cessent de me blâmer, ou de me traiter comme une pauvre petite chose sans défense, et je ne le supporte pas. Ce masque cache mes émotions pour les dissuader de venir vers moi… »

Elle ne comprenait pas pourquoi elle continuait à se rapprocher de lui cependant elle en avait terriblement envie. Son désir grandissait tellement qu’elle finit par coller son front au sien :

« Je vous remercie de votre quiétude… je… »

Elle enjoliva son visage d’un sourire franc, rare et tout à fait spontané. Il y avait longtemps qu’elle ne s’était pas exprimée ainsi, peut-être ne l’avait-elle jamais fait, cependant des pulsions dont elle ne connaissait pas l’origine semblaient contrôler son corps et l’obligeait à répondre à son attirance pour le jeune homme au regard dubitatif.

Cet acte fut interrompu par le craquement d’une porte que l’on ouvre. Heïsera fit volte-face et vit son petit frère, les yeux en bille, la regardait avec colère :

« Alors qu’Edgar est mort, tu.. tu… »

Le jeune garçon aux cheveux noisette commençait à fuir en courant. La chouette, envahie par une détresse sans nom, partit à sa poursuite.

Heïsera couru longtemps, très longtemps.
Elle chercha dans tous les recoins de la forêt, demanda à chaque thériantrophe qu’elle croisa s’ils avaient vu son frère. Aucune réponse ne fut positive, elle s’était donc trompée de chemin… Elle arrêta sa course, épuisée. Il est vrai qu’elle avait agi maladroitement cependant elle ne regrettait pas le moins du monde son rapprochement avec l’humain. Elle avait eu envie d’être proche de lui et elle l’avait fait. Un sentiment qu’elle croyait avoir perdu été remonté en elle et avait submergé ses sens : il fallait que son petit frère comprenne qu’il y a des choses qui ne se contrôlent pas. Et puis, elle était connue pour sa spontanéité et sa franchise ! Non, le seul problème qu’il y avait, c’est que ce rapprochement irréfléchi était venu au mauvais moment, et elle se mordait les doigts de ne pas s’être retenue un peu plus longtemps. Si elle avait su se contenir quelques jours encore, cela ne se serait pas passé ainsi…

Elle suivait un sentier escarpé lorsqu’enfin elle aperçue la silhouette amicale du Don qui était entrain de mener un grand débat avec ses confrères sur les querelles entre les humains et les thériantrophes. Peut-être aurait-il des informations sur la disparition de son frère, qui sait ?

« Bonjour Don, je suis heureuse de vous revoir. »

Le Don se retourna et la regarda visiblement ravi de son retour. Il avait des cernes sous les yeux qui ne s’expliquaient que par les tourments et la mort qui poursuivaient chaque jour, de plus en plus de messagers. Il fit un petit signe de main à ses amis avant de la prendre par l’épaule et de lui dire d’une voix conviviale :

« Alors ma belle, et ce voyage ? »

« Long… douloureux, je crois n’avoir jamais été attaqué autant que lors de cette mission… »

« Sérieusement ? »

« Oui… »

Le Don fronça les sourcils : il semblait savoir quelques choses qu’Heïsera ignorait…. La demoiselle regarda en face d’elle, deux enfants joués avec un ballon. Sans détacher son regard de ce moment de pureté, elle dit :

« J’ai rencontré un humain aussi…je l’ai ramené ici. Et Elliot la... »

« TU AS FAIT QUOI ? »

Le Don avait hurlé, beaucoup de monde s’étaient retournés. La demoiselle qui n’avait pas été habituée à connaître la colère du Don en resta pantoise. Elle fronça les sourcils, visiblement troublée :

« Je ne comprends pas… »

« Tu ne comprends pas ! Tu ne comprends pas que les humains ont voulu exterminer notre peuple, que la guerre entre les hommes et les thériantrophes est imminente ! Rappel toi du général Guilvere qui a fait un massacre dans nos rangs, tuant femmes et enfants !»

« Certes, je le sais parfaitement. J’ai suivi comme tous les messagers la formation sur l’histoire des peuples… cependant cela ne devrait pas être généralisé, chaque être est différent, tu devrais le savoir. »

L’homme se retourna vers elle, l’air peiné. Il semblait avoir une affection très forte pour la jeune messagère. Il posa ses mains sur les épaules de la belle et lui dit d’une voix suave :

« Ecoute, il n’y a pas qu’une seule opinion dans ce vaste monde et crois-moi, la majorité des habitants de l’île n’auront qu’une envie en voyant ton humain : le tuer. Il déteste ce peuple plus que de raison ! Tu devrais le comprendre parfaitement : les humains sont le mal de notre peuple. »

« Non, je ne comprends pas… Aussi loin que je m’en souvienne, aucun homme ne m’a jamais fait souffrir autant qu’un thériantrophe. Chaque être est différent, chaque être à sa part de vie : nous ne devrons pas nous laisser entraver par une haine qui n’apporterait que fureur et dévastation ! »

« Tu oses dire que nous devrions oublier les affronts de cette race ! »

Heïsera ouvra ces yeux de stupéfaction : le Don était de ces gens-là. Elle se tut, reprit son souffle, sachant pertinemment qu'elle menait un combat de sourd.

« Non. Tu devrais savoir, mieux que quiconque, que les thériantrophes ont aussi de nombreux torts. Pourquoi les générations devraient subir encore et toujours, les erreurs de leurs ancêtres ! »

Le thériantrophe grinça des dents. Il savait qu’Heïsera était têtue et que seule une preuve irréfutable l’obligerait à changer d’opinion. Il dit d’un ton sarcastique :

« Dans ce cas, va vérifier par toi-même… Regarde si notre peuple est aussi réfléchit que tu ne l’est. »

La thériantrophe ne répondit pas et s’en alla en marchant. Elle ne voulait pas perdre la face devant le Don, bien qu’une profonde détresse naisse dans son cœur. Le don était un homme sage : il savait parfaitement les réactions des membres du clan du Sud. La belle ne doutait donc pas de ses dires malgré leur divergence d'opinion.
Une fois qu’elle fut sûre de ne plus être dans le champ de vision de l’homme, elle courut rapidement. Pourvu qu’il soit chez moi ! Elle avait perdu son frère et son ami dans la même journée, il fallait absolument qu’elle les retrouve… De plus, l’humain était évidemment, bien plus en danger que son frère ! Elle cavala jusque chez elle, bousculant des hommes-bêtes sur son passage, manquant de faire tomber quelques enfants.

Une fois arrivée, elle tomba à genoux : il n’était plus là. Elle lui avait promis qu’il serait en sécurité avec elle, sur l’île, elle pensait bêtement que son peuple serait indulgent en le voyant avec elle… Mais non ! Elle se releva rapidement, posa ses mains sur la table la plus proche puis après s’être donné de petits encouragements, elle repartit de chez elle. Elle courait plus vite, plus efficacement, sachant éviter le moindre obstacle avec une précision millimétrée. Extrêmement concentrée, elle cherchait Jeönyr comme si elle pistait un futur gibier. Elle déchiffrait les indices dans le vent, sur le sol : ses instincts sauvages prenant doucement le dessus sur son esprit humain.

Elle le chercha quelque temps puis s’accorda une très courte pause en prenant un seau d’eau dans les mains. Soudain un amas de foule attira son attention. Des thériantrophes semblaient s’amuser perversement d’une situation de faiblesse. Elle s’incrusta entre les corps des individus lorsqu’elle vit son humain prisonnier d’une peuplade en colère. L’un d’eux, Goliath… l’homme-tigre semblait attisait la haine envers le pauvre homme, complètement perdu. Jéönyr qui ne semblait pas l’avoir vu, discourait péniblement, cherchant du regard des visages amicaux.

Soudain, alors qu’il ne parlait plus, Goliath qui avait contournait sa cible, comme un lâche, tenta de le frapper et d’ainsi démarrer une cohue assassine. La belle, qui tenait encore son seau d’eau, le cacha derrière son dos avant de s’adresser au commanditaire d’un potentiel massacre :

« Arrête Goliath… le sang n’a déjà que trop coulé… »

Tout le monde se retourna vers elle. Lejeune Jéönyr semblait avoir suivi le mouvement, bien que la belle ne le regardât pas !

« Tait toi femelle, tu n’es qu’une pauvre folle ! Et tu oses protéger un humain maintenant ! Tu devrais savoir que les gens comme toi, qui n’ont plus de lignée, non pas à ouvrir leur gueule devant un clan de mon rang ! Les sous-fifres de ton espèce qui ose protéger une race aussi cruelle et désinvolte devraient se terrer au fond d’un trou et y disparaître pour l’éternité ! »

La foule se mit à huer la chouette, l’un d’eux lança une tomate sur son visage. La belle, blessée par les propos de la bête et les insultes de ses compatriotes, ne broncha pas et fixa le tigre d’un air glacial. Puis avec un sourire sans joie, elle répondit :

« Quelle naïveté… Vraiment… ça en est risible... Croire que je faisais partie de vous… Alors que les plus grands tels que toi Goliath, qui sous prétexte de faire partie d’une grande lignée, prenez plaisir à nous ridiculiser… Nous sommes comme les humains, sinon pires… Non, nous sommes… »

Alors que tout le monde semblait l’écouter, la demoiselle, qui avait bien joué sa comédie, lança le seau d’eau sur la tête du tigre. La stupéfaction de la foule permit à la demoiselle de prendre l’humain par la main et son frère par l’autre. Enfin après avoir réussi à s’extirper de la cohue, elle s’éloigna de la ville le plus rapidement possible.