Aussi loin que puissent se souvenir les proches de Neara Arkaëya, jamais elle ne s'était exprimée ouvertement à propos de son opinion personnelle, et le langage de son corps était souvent la seule extériorisation que l'on puisse remarquer. Si bien que malgré la difficulté pour un nocturne de pouvoir dissimuler un pan d'une vérité quelconque ou simplement de mentir, il demeure très difficile de deviner ce que cette femme pense. D'une manière similaire, il était de notoriété publique qu'elle n'était guère prolixe en matière de parole, et qu'elle ne s'exprimait que de manière aussi courte qu'incisive. C'était d'autant plus marquant pour les gens qu'en général, l'ordre des paroles laissaient entrevoir une organisation de la pensée élaborée.

Sans pour autant parler d'intelligence au sens premier du terme, Neara était connue pour être quelqu'un d'érudit et particulièrement curieuse dans tous les domaines qui touchaient à des connaissances de l'esprit. Dotée d'une mémoire lui garantissant de nombreux souvenirs mais également moult connaissances, elle avait également la chance de bénéficier d'une vivacité d'esprit assez peu commune, lui permettant de réfléchir rapidement, mais également de pouvoir faire quelque chose de précis en songeant à bien d'autres objets. Pourtant, malgré toute sa culture et un oeil critique acéré, elle était totalement dévouée à la cause de la confrérie de l'ombre.

Si sa loyauté envers les Opalins qu'elle considérait quasiment comme des divinités était presque légendaire, son envie de vengeance l'était plus encore. Parfois contrôlée et parfois pas, elle l'était toutefois suffisamment pour lui avoir permis maintes et maintes fois de ne pas être totalement consumée par une haine sans limite envers les humains. Dans une certaine mesure, seule la perspective qu'un jour une revanche viendrait et qu'elle pourrait hypothétiquement y participer lui avait garanti de longues années d'existence.

Au lieu de considérer toute forme de vie comme un affront personnel et chaque être humain comme un ennemi personnel, elle les considérait plutôt avec mépris, un mépris telle que celui que l'on éprouve à l'égard d'un être inférieur et infirme. Sa nature profonde autant que son éducation lui interdisant toute notion de pitié, de compassion ou même de compréhension envers son prochain -du moment qu'il n'était pas nocturne- faisait d'elle une personne déterminée et inflexible autant dans ses choix que ses paroles.

Taciturne même pour une nocturne, elle apparaît parfois comme une personne désintéressée -en surface, car elle attache en réalité de l'importance à tout ce qui se passe autour d'elle-, ce qui la rend d'autant plus observatrice que retorse. Curieusement pourtant, il arrive occasionnellement qu'elle soit d'humeur joviale, auquel cas il est possible de pouvoir apprécier un sens de l'humour marqué. Sans pour autant être lunatique, les sautes d'humeur étaient fréquente chez Neara, allant tantôt du calme à la tempête, mais rarement l'inverse, et son tempérament faisait qu'il lui fallait de longues minutes pour se calmer en cas d'énervement. Le baromètre qu'était sa physiologie était la majorité du temps très éloquent, puisque le gris maussade de sa peau ainsi que la teinte de ses cheveux témoignaient que cette obsession qu'était la vengeance l'obnubilait au plus haut point, plus encore que de remplir parfaitement son rôle.

Une mère et sa fille, l'une aussi sombre que la nuit d'hiver, froide et dangereuse, l'autre aussi pure qu'une matinée ensoleillée d'été, et aussi blanche qu'une perle. L'innocence incarnée, en quelques sortes. Pourtant, déjà elle semblait destinée à emprunter le même chemin de damnation et d'obscurité que sa mère. Comme pour chaque enfant, on priait pour que jamais elle ne perde cette couleur blanche, synonyme autant de sagesse, que de contrôle, mais également d'espoir de vengeance. Cette couleur qui qualifiait dès le début de l'âge adulte le statut qu'aurait l'individu durant presque toute la durée de sa vie. Voilà qui était triste mais qui, finalement, était un sort bien meilleur que celui des humains, pour qui seul le droit de la naissance semblait réellement compter, bien plus que les mérites personnels. En tout cas la plupart du temps.

Dans le cas des nocturnes, les souverains étaient ceux qui, l'enfance passée, conservaient cette teinte blanche qui ne les quittait jamais, attestant de leur contrôle quasiment inébranlable sur eux-même, mais également de leur sagesse peu égalée parmi leurs semblables. Ainsi, chaque enfant pouvait, au départ, nourrir les espoirs les plus fous. Le destin se montrait souvent cruel en leur refusant de conserver cette blancheur laiteuse. Aussi était-ce pourquoi les enfants étaient choyés, élevés et éduqués comme des princes et des princesse, dans l'espoir souvent et malheureusement vains qu'eux aussi atteignent ce statut suprême ; celui « d'Opalin ». Quoi qu'il en soit, c'était suffisamment rare pour ne se produire qu'à un petit nombre de cas sur une décennie. Néanmoins, ils étaient destinés à régner, sans qu'aucune discussion ne soit possible ou presque.

Encore enfant, la jeune Neara Arkaëya les admirait déjà. Elle avait eu la chance d'en apercevoir un de très loin, une fois, sans que celui-ci ne lui témoigne le moindre intérêt. Pour la petite, c'était déjà largement suffisant. Aussitôt retournée vers sa mère, l'enfant lui demandait pourquoi ce curieux nocturne était-il tout blanc, contrairement à tous les autres, famille et amis. La réponse ne vint que bien des années plus tard, quand elle entra dans l'âge de raison, celui du début de l'indépendance, celui du développement d'un esprit critique, mais aussi l'âge auquel le désir de vengeance s'insinuait doucement et pernicieusement dans ses pensées, ses songes et ses rêves. Plus globalement, il apparut rapidement à l'adolescente que les Opalins et ses soudains pics de violence pure qu'elle ressentait devaient être liés d'une manière ou d'une autre, bien qu'elle ne sût dire pourquoi.

Ce qui était pourtant certain à ses yeux, c'était qu'elle se percevait différente des autres. Différente de ses parents. Sa peau était plus claire que la leur, sans pour autant égaler celle de l'opalin qu'elle avait aperçu. Si ce dernier était aussi éclatant et lumineux que la neige, Neara avait conservé une couleur claire, sans pour autant être blanche, même si ses cheveux demeuraient très sombres.

Son éducation avait été parfaite avec les années, jusqu'au point où certains espoirs furent placés en elle. Pourtant, comme beaucoup d'autres, jamais elle n'eut réellement la possibilité de les réaliser. Pourtant, ce ne fut pas pas sa couleur de peau qu'elle se distingua aux yeux des instances supérieures, mais pour bien autre chose en réalité.

A l'instar de tous les nocturnes, elle désirait pouvoir prendre sa revanche, pouvoir accomplir cette vendetta ancestrale qui se transmettait de générations en générations. Pourtant, ce furent bien d'autres aspects qui lui permirent d'attirer l'attention sur elle. Malgré ses similitudes avec tous ses semblables, elle avait à la fois détermination et d'une certaine manière, une intelligence retorse rare. En outre, elle se démarquait fortement de la masse par ses idées tranchées et sa témérité parfois bornée. Neara avait par bien des aspects beaucoup de points communs avec quelques fanatiques qui vénéraient d'obscures religions -telles qu'on en trouvait dans de petits villages, exigeant sacrifices, offrandes et autres rites mystérieux-, principalement une foi inébranlable envers les opalins. Ceux-ci incarnaient à ses yeux bien des qualités, mais surtout une optique d'un salut pour sa race, ce qu'elle considérait comme des trésors vivants, et d'une valeur inestimable.

Evidemment, ce n'étaient là pas ses uniques attributs qui la rendaient intéressante. Grâce à son éducation, elle avait un sens stratégique non négligeable, et un charisme puissant, ce qui lui donnaient de solides qualités. La seule chose qu'elle n'avait pourtant pas, c'était bien évidemment accès aux pensées des opalins, qui avaient eu leurs raisons de s'intéresser à elle. Leur décision l'avait ravie, et sa joie lui avait chassé toutes les questions qu'elle aurait pu se poser là-dessus. Le mystère demeurait à ses yeux...